Concours d’éloquence – finale
« On ne peut rien dire en criant »
(Positive)
Mesdames et Messieurs les jurés, public adoré.
Je me tiens ici aujourd’hui pour rendre hommage à l’écrivain qui a donné son nom à cet établissement, Lycée Français International qui est de notre quotidien le théâtre royal.
« On ne peut rien dire en criant » : ainsi écrivait Jean Giono dans La Femme du Boulanger, énonçant une vérité inchangée. Car crier n’est rien d’autre qu’un acte désespéré, quand il nous est tellement impossible d’argumenter que nous sommes réduits à utiliser cette tonalité inappropriée.
SI JE CRIE, vous ferez moins attention à ce que j’ai écrit. Si votre professeur de trigonométrie énonce des théories en hurlant systématiquement, il est probable que vous sombrerez dans une incompréhension irrévocable.
Quand on crie, on occulte notre message, on crée des embouteillages dans la conversation, et on recouvre d’un voile de fureur nos déclarations antérieures. Mais, en revanche, si on fait preuve d’un minimum de respect de soi, on accepte de rester poli et on baisse la voix.
« Ce ne sont pas ceux qui crient le plus fort qui représentent le mieux l'opinion publique » écrit Victor Cherbuliez dans Le comte Alexandre de Hubner et ses souvenirs, exprimant l’idée que, même en criant, on a besoin d’arguments. Il est impossible de se baser uniquement sur sa capacité à hurler quand il faut convaincre, persuader. Au contraire, si on a un petit peu de jugeote, on chuchote pour que les gens prêtent attention à nos déclarations. Il n’y a qu’en tendant l’oreille que notre écoute est sans pareille, c’est en se concentrant que mieux on comprend et pour cela, mieux vaut parler doucement.
Ceux qui crient toujours plus fort que les autres, qui l’ont tout le temps ouverte, finissent par être vus comme des trouble-fêtes, tellement centrés sur leur petite personne que cela nous chiffonne. Criant à la ronde leurs anecdotes immondes, ces odieux personnages emmerdent le voisinage, coupant l’herbe sous le pied des plus timides, qui auraient des choses bien plus intéressantes à raconter.
Ma très chère adversaire pourra vous dire que crier, c’est se faire entendre, s’exprimer. Mais il est possible de s’exprimer en parlant doucement, calmement, et c’est au contraire beaucoup plus troublant. Garder une voix calme, sans casser ses cordes vocales, montre une maîtrise de soi que ceux qui crient ne possèdent pas. N’est-ce pas une attitude déstabilisante que de rester en silence face à quelqu’un qui perd ses moyens ? N’est-il pas insolent de parler calmement en sachant que cela agace prodigieusement la personne en face ?
Ne pas se laisser submerger par ses émotions permet d’éviter les humiliations. Rester impassible, c’est exercer un pouvoir car personne ne peut voir ce qu’on pense vraiment. Car crier c’est cela, laisser ses sentiments prendre le dessus et causer des malentendus, jeter la communication aux oubliettes pour laisser libre cours à ses pulsions bêtes.
Outre la rhétorique, les grands discours ont un texte pour les appuyer, et ce n’est pas forcément en beuglant qu’ils ont été prononcés. Le très célèbre discours du 18 juin 1940 prononcé par le Général de Gaulle n’a pas été réalisé dans un stade de football, ce discours n’a pas été crié mais il reste un des piliers de notre société. Au contraire, les auditeurs de la BBC ont dû tendre l’oreille pour écouter la radio clandestine, savourant chaque mot comme une bonne abricotine.
Crier c’est aussi agresser, attaquer, parfois pour obtenir quelque chose qu’on aurait simplement pu demander. A Paris, capitale des mal-élevés, quand même une vieille dame peut te hurler dessus dans le métro en te disant « Hé, jeunot ! Il faudrait que tu te casses, j’ai besoin de ta place », disons que l’envie nous passe de la lui laisser, bien que, quand même, on le fasse. A moins qu’on ne soit un vrai malotru, on se lève évidemment quand un individu âgé se trouve parmi les passagers. Au risque de me répéter, cela n’apporte rien de crier.
Certains pourront vous dire que parfois, crier est nécessaire pour régler des affaires et mettre fin à de continuels débats. Mais dans ce cas, celui ou celle qui crie le plus fort met les discussions au point mort, empêchant les autres d’exprimer leurs arguments. Ces « coups d’état » conversationnels sont souvent générationnels : il suffit de penser au repas de Noël et ses discussions politiques, dont certains sont exclus autoritairement car trop jeunes ou pas assez savants. Et toujours lors de ces agréables réunions familiales, quand tous les participants se hurlent dessus et s’enlisent sous les malentendus, on se dit définitivement qu’on ne peut rien dire en criant.
C’est chose commune d’affirmer que crier sa frustration, crier contre les injustices, sont un moyen d’expression et de revendication. Mais crier n’est pas suffisant pour faire changer le monde, on obtient peu en scandant des slogans à la ronde. Ce sont les actions qui comptent plus que le son. Et même, en criant, en étant trop bruyants, on se place dans une position agressive quand à l’origine elle était défensive. Même les altruistes deviennent les antagonistes pour l’opinion publique, on dénoncera un comportement inacceptable, une attitude impitoyable, masquant ainsi des revendications tout à fait acceptables.
Et puis, si nous voulons vraiment extrapoler ce sujet, crier, n’est-ce pas agresser ? N’est-ce pas attaquer, utiliser la manière forte, déclarer une guerre ? Mettre fin à des décennies de paix pour des raisons vulgaires ?
Dans les relations internationales, la diplomatie n’est-elle pas un meilleur instrument qu’attaquer incessamment ?
Vous pourrez dire que je suis naïve, passive, que je me perds dans des délires pacifistes quand c’est un conflit que nous allons accueillir. Mais à 16, 17, 18 ans, notre quotidien ne devrait pas être fait d’incertitudes, de peur pour l’avenir, on ne devrait pas tressaillir en pensant aux années à venir. Ce sont les discussions, les négociations, la collaboration entre les pays, les chefs d’État, qui devraient nous garantir cet avenir-là.
Et ce n’est pas en criant, en se disputant, en restant dans un conflit ouvert que nous éviterons une guerre nucléaire.
Crier ne sert à rien. Donc oui, encore aujourd’hui, Jean Giono a bien raison quand il écrit qu’on ne peut rien dire en criant. Il est inutile de crier fort, on affirme que le silence est d’or, mais je suis persuadée que parler doucement est mieux encore.